« Témoignage G. Arjaliès (1990)
La solidarité (1)
Lorsque je parle d’Eysses, je dis toujours que pour moi, c’est une « faculté ». J’avais eu le privilège, grâce à l’effort exceptionnel de mes parents, de pouvoir étudier jusqu’à l’âge de 21 ans. Je dois dire que ces études m’avaient convaincu que j’étais bien loin de tout savoir, et qu’il convenait de faire preuve de modestie.
Eysses allait me montrer l’exactitude de cette appréciation car j’y ai rencontré des « maitres » qui m’ont appris une nouvelle manière de vivre. Avec la solidarité.
En voici une première leçon.
A Eysses, nous vivions en gourbis, c’est-à-dire en groupes d’effectifs variables, souvent par région d’origine, ou par maquis, ou par « affaire », ou par prison d’origine. Ainsi on trouvait dans un gourbi des camarades qui avaient eu entre eux de sérieuses affinités. Le « terroir » avait déjà fait son œuvre. Les gourbis avaient un surnom qu’on s’honore d’avoir toujours porté : gourbi des « cloches », des planeurs, des sangliers, etc. Tous évoquent d’émouvants souvenirs. Des souvenirs de 45 ans, et de presque une année côte à côte, le jour dans le même chauffoir et la nuit dans le même dortoir.
Dans notre gourbi se trouvait notamment Aulagne en face duquel j’étais à table jusqu’à ce qu’il soit mortellement blessé le 19 février 1944.
Mon chef de gourbi était Entine et une formule de distribution des colis venait d’être prise. Elle nous laissait maitre de la situation. Tous les colis étaient centralisés. Un seul surveillant était présent pour la forme. Tandis que plusieurs de nos amis, constitués en « commission de solidarité » se relayaient pour la remise des colis, avec cette particularité qu’il y avait toujours un communiste et un gaulliste, que tous les colis étaient ouverts en présence du chef de gourbi intéressé et qu’un prélèvement était fait avec l’accord de celui-ci.
Que faisait-on de ces prélèvements ? J’allais le savoir dès l’après-midi ! Car lorsqu’Entine est arrivé avec mon colis ouvert, j’ai pu constater que quelqu’un s’était servi. J’ai vivement réagi, contre Entine, contre l’organisation. Je tempêtais contre le monde entier. Nous avions pris dans ces conditions notre repas de midi de toute manière si léger qu’il ne pouvait pas nous faire de mal. Nous nous retrouvons dans l’après-midi et le calme habituel des chauffoirs, lorsqu’un camarade que je ne connaissais pas autrement que de vue, vient s’adresser à moi !
« Ce matin tu as reçu un colis. Il avait été ouvert et tu as élevé de vives protestations. Je dois te donner des explications à ce sujet. D’abord, je me présente. Je m’appelle Jean Vigne. Je suis le délégué communiste du préau. Tout ce qui s’est passé est strictement conforme à l’accord qui a été pris entre nos organisations respectives : accord sur les prélèvements. Accord sur les explications que je vais te donner. Je viens te parler précisément parce que tu es gaulliste. Si demain un de mes amis avait ton attitude, c’est ton délégué qui s’adresserait à lui. Je te demande instamment de comprendre la situation dans laquelle se trouvent de très nombreux camarades. Beaucoup, déjà bien avant leur arrestation, ont dû se séparer de leur famille. Ils ne savent pas où est leur femme et encore moins leurs enfants. Ils n’ont plus personne à qui s’adresser sauf à nous. Nous sommes leur famille. Nous sommes frères en quelque sorte et rien ne pourra jamais leur parvenir autrement que par nous. Je te demande cet effort de compréhension. Voilà pourquoi ton colis a été ouvert, et avec ce qui a été prélevé, joint avec ce qui sera pris dans d’autres colis, nous confectionnerons un colis pour l’un des notres, la seule condition étant qu’il soit entièrement coupé de sa famille. Comprends ce que cela représente pour lui, d’encouragement, pour sa dignité d’homme. Si tu as dans ton gourbi un camarade dans ce cas, il pourra lui aussi un jour prochain avoir son colis. Il sera l’égal de tous et tu en seras toi-même, j’en suis sûr, très heureux ».
J’étais abasourdi. J’ai seulement serré chaleureusement la main de Jean Vigne et lui dis : « Excuses-moi. Je n’avais pas vu les choses de cette manière. Je te promets que l’incident, quant à moi, ne se reproduira plus et même vous pouvez compter sur moi pour aider à ce que les relations aillent encore mieux ». Voilà comment je suis devenu un fervent partisan de la solidarité, tant à Eysses que dans mon kommando à Landsberg, où très rapidement, nous avons fait admettre à tous le principe du versement de deux cuillérée de soupe dans les gamelles de solidarité. J’ai dit que je considérais Eysses comme une Faculté : quand on a eu des professeurs comme Jean Vigne, cela n’est pas étonnant.
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